Lors de la rencontre annuelle de l’Observatoire Agricole de la Biodiversité qui s’est déroulée fin novembre, des retours d’expérience de mise en œuvre du programme ont été partagés. Les témoignages d’Hervé Caffin, agriculteur dans l'Eure, et Yann Pivain, chargé de mission agroforesterie biodiversité à la Chambre d’agriculture de Normandie sont restitués dans cet article.
« J’ai quelque chose à vous proposer »
Le département de l'Eure est un territoire de champs ouverts, avec un fort potentiel agricole, des cultures industrielles et très peu de bocage. Travailler le lien entre production agricole et biodiversité était une question émergente dans les années 2010 et la Chambre d’agriculture initie alors une action appelée « agriculture et paysage ». Yann Pivain, chargé de mission agroforesterie biodiversité à la Chambre d’agriculture de Normandie nous explique : « Il s’agissait d’initier un diagnostic d’exploitation (état des lieux des pratiques, des aménagements existants, cartographie identifiant les discontinuités de corridors écologiques), afin de proposer des pistes d'actions à mettre en œuvre pour améliorer l’accueil de la biodiversité (haie, bandes enherbées, bandes fleuries, agro-foresterie intra parcellaire). On a décliné le diagnostic sur 3 fermes référentes et fait un compte-rendu aux agriculteurs en 2012. Je pensais qu’on allait s’arrêter là. Et bien non. Les trois agriculteurs nous ont dit « nous, on est intéressés, on veut mettre en place les aménagements sur le terrain et surtout on veut vérifier que ça a un effet sur la biodiversité. » Et l’un d’entre eux me dit : « Pour ça, j’ai quelque chose à vous proposer, c’est l’Observatoire Agricole de la Biodiversité ».
Cet agriculteur, c’est Hervé Caffin, qui a une ferme de 160 hectares et travaille déjà depuis les années 2000 sur ce lien entre production agricole et biodiversité. Il y a 20 ans, il demande l’intégration de deux parcelles de son exploitation dans le cadre de la mise en place du site du réseau Natura 2000. Il participe à un programme de gestion et de valorisation des coteaux calcaires et calcicoles de la vallée de la Seine et de ses affluents, mis en place par le conservatoire des espaces naturels en même temps qu'un programme européen, le LIFE Pelouses calcaires, cofinancant des actions favorables à la restauration pour la conservation de ces milieux. « Dans les années 2000, il y avait beaucoup de choses qui se faisaient. On était un peu avant-gardiste, j'avais l'impression de monter dans un train, et en tête de train mais je connaissais pas du tout la voie que je prenais. Ça a été 10 années de découvertes, d'apprentissage, d'observations de la population d'orchidées sauvages, entre autres, sur les coteaux de la ferme. Les chargés de mission du Conservatoire m’ont fait découvrir, chez moi, des choses que je ne voyais pas puisqu’on ne me les avait pas montrées. Je me suis dit qu’on pouvait faire la même chose en plaine, et en 2010 il y a eu la mise en place du plan départemental d'actions en faveur des fleurs des champs. L’idée c'était de reconstruire un maillage d'éléments végétales favorables à la vie ! Parce qu'en fait le problème c’est que ces zones cultivées depuis très longtemps ont reçu beaucoup de traitements, d'engrais. J’ai signé une convention avec le Conservatoire d'Espaces Naturels pour les messicoles. Ce sont des plantes compagnes aux moissons. J'ai planté des venus des prés, bleuets sauvages… En même temps, je me suis formé en participant à des journées de formations, de conférences… » Hervé s’intéresse aussi au sol et à sa faune, et puis aux arbres, avec l’idée de redessiner son parcellaire.
Le réseau Observat’Eure s’engage sur le long cours
La chambre d’agriculture de l’Eure accepte que Yann anime le groupe qui se constitue autour de l’OAB, qui trouve un nom « Obervat’Eure » et un emblème, l’alouette des champs « parce qu’on l’entend beaucoup chez nous ». Les quatre protocoles de l’OAB sont mis en place dans les trois exploitations partantes : les observations sont faites par les agriculteurs tandis que Yann vient faire les relevés pour les suivis ENI chez eux. Ainsi, sur ces exploitations, chacun observe, dans le cadre de l’OAB et des ENI, dans un même but : le suivi de la biodiversité. Des règles sont fixées par le groupe : « tous les ans, on fabrique un petit cahier d’observations pour chacun, pour que les relevés ne soient pas perdus sur des feuilles volantes, on fait une commande groupée pour le matériel, planches à invertébrés et nichoirs à abeilles ». Yann envoie des SMS de rappel aux agriculteurs pour qu’ils fassent les observations, récupère les carnets et fait la saisie des données sur la plateforme. Chaque année, ils se réunissent pour présenter l'ensemble des observations et partager comment cela se passe chez chacun. « Trois principes de base sont rappelés régulièrement : le partage d’informations, des échanges respectueux car on ne juge pas l’autre par rapport à ce qu’il peut faire, et puis travailler sur un temps long : dès le départ on s’est dit qu'on ne met pas l’OAB en place juste pour un an mais qu’on s'engage vraiment sur le long cours parce que pour la biodiversité, un an ce n'est pas grand-chose. L'intérêt qu'on a de travailler sur le temps long c’est qu’on commence à avoir des chroniques par taxon. »
On a également créé un groupement d'intérêt économique et environnemental (GIEE) autour de l’Agroforesterie en Normandie, porté par une association constituée par un certain nombre d'agriculteurs qui étaient dans le réseau au départ. Sa particularité c'est qu'il a été pensé sur quinze ans, donc il est encore agréé jusqu’en 2030. On utilise des protocoles OAB comme outil de suivi pour évaluer l'impact des éléments agroforestiers sur les pollinisateurs et sur les invertébrés du sol, en comparant des parcelles en open field et des parcelles en agroforesterie. Nos résultats montrent bien la différence pour les pollinisateurs. C'est tout à fait intéressant, cela ça évolue tous les ans et permet de voir des tendances. »
Le fruit de ces actions
Bien sûr, il y a les résultats des observations que Yann nous présente : « On a l'évolution annuelle du nombre d’espèces par parcelle et la diversité des espèces. On peut comparer nos chiffres avec les références nationales, cela permet de se positionner pour savoir un peu où on est en. On fait ces restitutions tous les ans, cela permet aux agriculteurs d'avoir une chronique « qu’est-ce que j’observe sur ma ferme et comment cela évolue au fil du temps ». Cependant étant donné que ce qui agit sur la biodiversité est multifactoriel, les interprétations ne sont pas toujours aisées et il n’y a pas encore assez d’exploitations qui participent pour tirer des conclusions nettes sur les effets locaux de pratiques agricoles spécifiques. Avis aux agriculteur.ices du département de l’Eure !
Au-delà des résultats, il y a les aménagements qui ont été réalisés, comme en témoigne la transformation de l’exploitation de monsieur Caffin. Le parcellaire a été redessiné, et accueille maintenant neuf cultures différentes au lieu de trois initialement, des espaces de jachères, neuf kilomètres de haie, l’accueil d’un apiculteur… « il faut travailler dans l'espace, penser l'eau et le sous-sol également, la vie qui est en dessous… Pour les insectes, il faut une salle à manger, un dortoir et une maternité. Ce que je peux dire aujourd'hui, c’est que ces années-là étaient un investissement, un apprentissage, pour lequel je me suis fait accompagner d'abord par le Conservatoire des espaces naturels de Haute-Normandie et ensuite Yann Pivain de la chambre. C'est un risque nouveau, pas forcément reconnu par la profession, mais un risque qu'il faut apprendre à gérer, parce que c'est passionnant. Chez moi, je me baisse et je regarde… Il y a 25 ans, il y avait trois variétés d’orchidées, aujourd’hui il y en a 13 ».
Et avec tout ce travail, la reconnaissance est là : « on a été pas mal sollicité pour venir présenter nos résultats dans de nombreux évènements et on a quand même deux fiertés au sein du groupe : en Janvier 2021 lorsque nous avons reçu le président de la République accompagné des ministres de l'écologie et de l’agriculture à qui nous avons présenté nos travaux sur l’OAB. Et puis en juin 2024, nous avons reçu le trophée national Life artisan pour nos travaux sur l’agroforesterie en tant que solution fondée sur la nature pour l’adaptation au changement climatique. Le suivi au long cours de la biodiversité a été un des éléments qui a fait la force de notre dossier. »
Mais surtout, avec l’impulsion de s’engager dans l’OAB, c’est le fait « d’avoir créé un groupe sur un thème passionnant, de pouvoir aller voir, observer pour se rendre compte de ce qui nous entoure ». Un apprentissage qui vient éclairer l’agriculture autrement puisque l’un d’entre eux témoigne « on m'a formé à reconnaître mes ennemis, on ne m'a pas appris à reconnaître mes amis. ». Ainsi s’engager de cette manière dans l’OAB a été « un moyen pour découvrir, agir, évoluer. Il y a l'envie de perdurer, de transmettre aux successeurs, car c’est une période charnière, les enfants sont en train de reprendre les exploitations ».
Des questions se posent, des attentes se forgent, sur le matériel que les suivis demandent et le budget qu’il implique, sur le temps passé à faire les observations, sur les interprétations des résultats et les échanges avec des experts « mais on est toujours optimiste quant au futur parce qu'on a envie de continuer l’aventure ».
Que ce beau témoignage inspire d’autres personnes à se lancer dans l’aventure du lien entre biodiversité et agriculture !
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HD.