Les données du STERF ont été utilisées pour étudier le lien entre diversité et stabilité pour les communautés de papillons diurnes. Cette étude européenne a permis de définir de nouvelles recommandations scientifiques pour leur conservation. Cet article vous livre les principaux résultats.
Le lien entre diversité et stabilité
Depuis toujours, les écosystèmes sont soumis à des perturbations, des aléas climatiques, des épisodes volcaniques, des feux, des modifications des habitats par les activités humaines etc. Depuis l’avènement de la société industrielle, les perturbations se sont multipliées et de nombreuses espèces sont en déclin. Or, la perte de diversité, c’est-à-dire la diminution du nombre d’espèces présentes dans un écosystème, peut avoir un impact sur la stabilité de cet écosystème… La stabilité, du point de vue de l’Écologie, est mesurée à travers l’abondance (nombre d’individus) ou la biomasse : moins il y a de variations d’abondance ou de biomasse dans le temps, plus la population ou la communauté1 est stable.
Théoriquement, plus il y a d’espèces dans une communauté, plus il y a de chance que les effets négatifs d’une perturbation sur certaines espèces soient compensés par les effets positifs de cette perturbation sur d’autres espèces, et donc que la communauté soit stable : les variations temporelles d’abondance de chaque espèce suivent des calendriers différents, on parle d’asynchronie. A l’extrême inverse, dans une communauté composée d’une seule espèce, une perturbation qui ferait décliner cette espèce ne pourrait pas être compensée : une communauté peu diversifiée serait donc moins stable qu’une communauté très diversifiée.
Tout ça, c’est la théorie. Mais en pratique, une communauté composée de nombreuses espèces est-elle plus stable, et plus susceptible de faire face à une perturbation, qu’une communauté comprenant moins d’espèces ?
La diversité pour faire face à l’adversité !
Le lien entre diversité et stabilité est un sujet d’intérêt historique pour les écologues. La première réponse fondée scientifiquement à cette question vient avec une publication de David Tilman en 1996 : un dispositif expérimental d’ampleur a permis de tester cette hypothèse sur des communauté de plantes 2.
À partir de données expérimentales récoltées pendant 11 ans sur 207 parcelles plantées selon un protocole précis (avec plus ou moins d’espèces), l’auteur établit que la diversité d’espèces stabilise la communauté et les processus écosystémiques. La résistance à la sécheresse est plus élevée dans les parcelles contenant plus d’espèces, et les variations annuelles de biomasse y sont moindre. D’autres expérimentations et des études théoriques avec des modèles conceptuels (basés sur des équations et non des données) sont venues confirmer que la diversité favorise la stabilité. Cependant travailler sur le lien entre diversité et stabilité en dehors d’un cadre expérimental contrôlé ou d’un cadre conceptuel était impossible… avant les sciences participatives ! Grâce aux observations de milliers de personnes, les connaissances sur ce lien peuvent être affinées avec des données recueillies sur de multiples terrains. Des scientifiques ont, dans ce but, utilisé les données récoltées par les participant.e.s des suivis de papillons dans toute l’Europe, centralisées dans le cadre du European Butterfly Monitoring Scheme qui rassemble les programmes nationaux tels que le STERF en France. Au contraire des approches expérimentales, qui sont effectuées sur des zones restreintes, le nombre et l’étendue des données de sciences participatives permettent de tester l’hypothèse non seulement hors de conditions expérimentales mais aussi à plusieurs échelles, locale et régionale. Et les papillons constituent un bon modèle, parce qu’ils sont particulièrement sensibles aux perturbations climatiques et aux modes d’usage des terres.
Un modèle théorique soumis aux données
La problématique de cette étude est de mieux comprendre quels facteurs influencent la stabilité à l’échelle régionale, et dans quelle mesure. Pour cela, les auteurs ont développé un modèle conceptuel à partir de la littérature scientifique et l’ont mis à l’épreuve des données récoltées.
La stabilité à l’échelle régionale (Régional Stability) dépend de la stabilité de l’abondance des communautés locales (Local Stability) et de l’asynchronie de l’ensemble des espèces (Spatial asynchronie). Ces deux derniers paramètres dépendent eux-mêmes de composantes de la diversité, le nombre d’espèces présentes sur un site (α-diversity) et la variation de la composition d’espèces entre communautés (β-diversity), et de l’asynchronie.
Les composantes de la diversité (α et β) ont été mesurées selon deux approches : l’approche taxonomique qui considère la diversité en termes d’espèces et l’approche fonctionnelle qui considère la diversité de traits fonctionnels3. Les traits utilisés pour cette étude sont la taille des ailes, un caractère lié à la capacité de dispersion des papillons à leur fécondité et leur longévité, et la taille des œufs, un caractère lié à la capacité de survie des chenilles et à la quantité de plantes-hôtes4.
Au-delà de ces aspects liés à la diversité, les auteurs ont testé les effets directs et indirect d’autres facteurs, tels que le climat (précipitation et température annuelles), le nombre de communautés sur un site d’étude, la distance spatiale entre les populations et la capacité de dispersion des espèces. Pour ce dernier point, les analyses ont été refaites en séparant les espèces en deux groupes – celles qui peuvent se déplacer et s’installer à longue distance, les plus mobiles, celles qui ne le peuvent pas - selon un indice basé sur 3 critères : l’aire de répartition, l’envergure des ailes et le voltinisme5.
Les données récoltées ont permis de vérifier les liens établis dans le modèle théorique et d’en connaître leur poids respectif. Autrement dit, elles ont permis d’identifier les paramètres les plus importants pour favoriser la stabilité des communautés de papillons à l’échelle régionale.
Les actions locales sont cruciales
La stabilité locale de l’abondance de papillons et l’asynchronie de l’ensemble des espèces sont toute deux très importantes pour maintenir la stabilité de l’abondance des papillons à l’échelle régionale. De plus, la stabilité locale a un poids plus important que l’asynchronie, et elle dépend de la diversité locale des espèces. Ce résultat indique que la protection et la restauration des habitats à l’échelle locale est cruciale pour favoriser la stabilité des communautés de papillons à l’échelle régionale. Espaces protégés ou non, chaque friche, jardin, bande enherbée peuvent compter : y laisser vivre ou semer une diversité de plantes hôtes pour accueillir une diversité de papillons, que leurs chenilles puissent se développer et que les adultes puissent pondre, contribue à maintenir la survie des papillons à une échelle plus grande.
Favoriser la diversité fonctionnelle pour la stabilité à grande échelle
La diversité, qu’elle soit taxonomique (diversité d’espèces) ou fonctionnelle (diversité sur des traits fonctionnels) favorise la stabilité locale de l’abondance de papillons et à travers elle la stabilité régionale. La diversité fonctionnelle joue même un rôle un peu plus important que la diversité taxonomique pour la stabilité de l’abondance des papillons à l’échelle régionale, à travers l’asynchronie spatiale. Ainsi, dès lors que l’on sort de l’échelle locale, il est indispensable de considérer les traits fonctionnels des espèces pour préconiser des actions de conservation qui favorisent la diversité. Aussi, ce résultat suggère que l'homogénéisation fonctionnelle met en danger la stabilité de la métacommunauté de papillons à l’échelle européenne. L’homogénéisation biotique, provoquée par les changements globaux, est le processus par lequel des communautés deviennent de plus en plus similaires en termes d’espèces qui les composent6. Les résultats montrent ici que c’est l’homogénéisation fonctionnelle qui est la plus délétère pour la stabilité : si les papillons tendent à avoir les mêmes valeurs de traits fonctionnels (par exemple la même envergure), la stabilité de l’ensemble est menacée.
De la connectivité pour des métapopulations en bonne santé
L’asynchronie spatiale, qui joue sur la stabilité régionale est liée à la diversité fonctionnelle mais dépend en particulier de l’asynchronie des communautés. Or, les espèces les moins mobiles contribuent plus à l’asynchronie que les plus mobiles. Cependant, les analyses révèlent que leur stabilité à l’échelle régionale est plus importante que celle des espèces plus mobiles : la capacité de dispersion des espèces est un paramètre qui joue sur la stabilité à l’échelle régionale. Aussi, en plus de la protection et de la restauration des habitats au niveau local, l'amélioration de la connectivité des paysages est très importante pour la stabilité des communautés de papillons à des échelles plus importantes : créer des corridors écologiques permettrait aux espèces ayant une capacité de dispersion limitée de trouver les conditions environnementales et climatiques adéquate pour leur survie et leur reproduction à mesure que ces conditions changent. Peut-être ne serait-ce pas suffisant en cas de changement climatique brutal, mais néanmoins, favoriser les espèces les moins mobiles aurait, au vu des résultats, un impact positif sur la stabilité locale et régionale.
Un réseau vaut mieux qu’une réserve
L’augmentation de la surface des aires protégées pourrait être envisagée mais les auteurs signalent qu’une grande réserve n’est pas une solution : un réseau de plusieurs parcelles d’habitat connectées est préférable car cela permettrait d’englober potentiellement plus de conditions environnementales différentes. De plus, plusieurs petites zones protégées permettraient de répartir et diluer le risque d’extinction de sous-populations. Ceci est particulièrement pertinent pour les espèces moins mobiles pour lesquelles la dynamique des métapopulations est un déterminant important de l'asynchronie spatiale : cet aspect devrait donc être soigneusement pris en compte dans les stratégies de conservation visant à renforcer la stabilité régionale.
HD.
Notes
1 Une communauté est un ensemble de populations d'espèces différentes qui interagissent les unes avec les autres dans un même habitat. Une population est un ensemble d'individus de la même espèce occupant un même habitat.
2 Publication de Tilman, 1996
Plus d'information sur l'expérience de Tilman et les liens entre stabilité et diversité https://arboretum.harvard.edu/stories/valuing-biodiversity/
https://www.nature.com/scitable/knowledge/library/biodiversity-and-ecosystem-stability-17059965/ .
3 traits fonctionnels : Il s’agit de caractéristique morphologiques, physiologiques ou phénologiques d'un organisme, mesurée à l'échelle des individus et qui affecte leur survie ou leur reproduction.
4 Plante hôte : les plantes sur lesquelles pondent les adultes ne sont pas choisie au hasard, ce sont celles sur lesquelles les chenilles pourront trouver à se nourrir. Les plantes hôtes sont différentes d’une espèce de papillon à une autre.
5 Voltinisme : nombre de générations réalisées par une espèce d'insectes en une année.
6 Pour en savoir plus sur l’homogénéisation biotique, un regard de Joanne Clavel sur le site de la Société Française d’Écologie et d’Évolution (SFE2) : L’homogénéisation biotique : une réponse aux changements globaux