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vitrine d’entomologie 1892 © MNHN - direction des bibliothèques

"La contribution des entomologistes amateurs remonte à loin au Muséum"

Sciences participatives

 

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les sciences citoyennes s’inscrivent dans une tradition ancienne au Muséum. A peine créée à la fin du XIXe siècle, la première chaire d’entomologie va ouvrir ses portes aux amateurs. Les ancêtres des spipolliens font alors irruption dans l’institution. C’est ce que nous raconte Loïc Casson, docteur en histoire des sciences au centre Alexandre Koyré​.

 

Vigie-Nature : Vous vous êtes plongé dans les arcanes du Muséum entre 1880 et 1914. Et en particulier dans la recherche en entomologie. À quoi ressemblait cette discipline à l’époque ?

Loïc CassonÀ partir des années 1880, l’entomologie voit son activité considérablement ralentir au Muséum. Émile Blanchard, en charge de la chaire « des articulés » - qui ne s’appelait pas encore entomologie -, va devenir aveugle. Ses collaborateurs tentent alors de maintenir l’activité, mais la dynamique n’est plus là : les moyens sont limités, les locaux exigus et les collections se désordonnent. En réalité, l’entomologie se fait en dehors du Muséum qui ne fonctionne plus qu’en vase clos. Elle se pratique notamment à la Société Française d’Entomologie et dans les sociétés savantes locales qui foisonnent à l’époque. Il faudra attendre plus de quinze ans et l’arrivée de Louis-Eugène Bouvier pour que la discipline réinvestisse le Muséum.

Qui est ce Bouvier ?

C’est un grand scientifique reconnu pour ses travaux sur les crustacés. Sauf qu’il ne connaît pas les insectes ! Cet homme de 40 ans dirige la toute première chaire d’entomologie, créée en 1895, sans être entomologiste… Très proche du directeur Edmond Perrier, on peut considérer qu’il a été parachuté à ce poste très convoité. Ce qui, évidemment, n’est pas du goût de ses collègues… C’est probablement sa mise à l’écart par les savants institutionnels et surtout son manque d’autorité scientifique dans le domaine qui va le pousser à s’entourer, à susciter des collaborations. Pour reconstituer les collections qui commencent à se dégrader, il décide d’aller chercher des forces vives ailleurs. Il sollicite des entomologistes parisiens mais aussi en province et même à l’étranger. À défaut d’apporter à cette science son expertise scientifique, il va contribuer à son développement avec ce que nous appellerions aujourd’hui de la « science participative », tout en étant lui-même le premier « amateur ». Ce n’est que 25 ans après avoir pris la direction de la chaire, que Bouvier commencera à publier sur les insectes.

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Eugène Louis Bouvier en 1911

 

Quel est le profil des amateurs qui l’entourent ?

Bouvier va recruter principalement au sein de Société entomologique de France, dont il devient rapidement président. Parmi eux, des profils très divers. Un voyageur naturaliste comme Maurice Maindron, scientifique autodidacte — il commence à classer les guêpes à 16 ans — et homme de lettres. Il effectuera 6 voyages pour le compte Muséum. Même s’il se voit souvent dans l’obligation de vendre une partie de ses collections pour rentrer en France, il rapportera des milliers de spécimens. Moins aventurier, le banquier de la Somme Eugène Boullet, propriétaire d’une immense collection personnelle de papillons. Il va financer et enrichir les collections parisiennes de quelque 25 000 spécimens. Il obtiendra ainsi le statut d’associé au Muséum, créé en 1911. Évoquons le jeune et fortuné Eugène Simon, grand spécialiste des araignées qui avait son bureau et ses collections au Muséum. Tous ces amateurs, souvent de haut niveau, ne sont pas rétribués par l’institution. Seuls deux voyages de Maindron seront payés ; et bien qu’associé, Boullet, ne touchera rien non plus. En quelques années Bouvier a réussi le tour de force d’organiser « l’amateurisme » au sein même du Muséum et d’instaurer une forme de science participative interne. Il faut dire que le déséquilibre est complet puisqu’à l’époque l’entomologie comprend environ 800 amateurs en France, pour seulement 5 à 10 « savants professionnels ».

Qu’est-ce qui motive ces amateurs particulièrement investis ?

Ils sont collecteurs, collectionneurs, associés (Boullet), missionnaires (Maindron), mécènes mais aussi chercheurs indépendants dans leur propre labo, spécialistes universitaires dans un autre domaine… Du simple collecteur au professionnel, en passant par l’amateur professionnel (celui qui vit et œuvre uniquement pour sa science) les frontières étaient très poreuses. En dehors du salaire, il était parfois impossible de distinguer leurs fonctions. Pourtant, pas un seul de ces contributeurs de haut niveau entourant Bouvier ne deviendra professionnel stricto sensu. Pourquoi ? Il y a plusieurs raisons à ce besoin de rester à l’écart, qui je pense valent toujours pour les amateurs actuels. D’abord cette passion sans obligation qui offre la liberté de penser et d’agir. Mais il y a aussi l’aspect « chasse au trésor » interdite aux savants du Muséum (ils ne sont pas en possession de leurs trouvailles). Enfin, beaucoup rêvent, à cette époque surtout, d’être le premier à découvrir une espèce et passer à la postérité en lui donnant son nom.

gravure d’une chasseur d’insectes  © Le Naturaliste amateur, 1903

Gravure d'un chasseur d'insecte, 1903

 

Cette organisation extraordinaire ne va pas durer…

Jusqu’1914, la science des insectes est presque exclusivement celle des amateurs. Ensuite, le développement des universités et l’obtention de diplômes vont progressivement placer ces amateurs hors du champ des sciences officielles. La sphère des amateurs d’insectes travaillera désormais sans pratiquement collaborer avec les entomologistes du Muséum. Depuis quelques années on assiste cependant au retour des amateurs avec les programmes de sciences participatives tels qu’on les connaît aujourd’hui. Ce petit flash-back historique montre que la contribution des entomologistes amateurs remonte à loin au Muséum. Les témoignages sont unanimes à dire que grâce à eux, Bouvier fit merveille dans les collections d’insectes. Les participants à Vigie-Nature sont, du moins dans leurs fonctions, leurs dignes héritiers.  

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