Gilles Lecuir a mis à profit son confinement pour faire le plein d’observations. Le bilan ? Une quarantaine de collections, plus de cent taxons identifiés, des dizaines d’heures passées devant ses fleurs à photographier les insectes pollinisateurs. Le Spipollien revient sur sa passion et le défi qu’il s’est lancé au cœur des Cévennes.
Vous faites aujourd’hui partie des contributeurs les plus actifs. Comment êtes-vous devenu « Spipollien » ?
Lorsque j’ai commencé en 2016, c’était surtout pour faire de la photo. Je prenais du plaisir à réaliser de beaux clichés d’insectes sur les fleurs. Insectes dont je ne connaissais quasiment rien à l’époque. Puis je me suis mis au fil du temps à jouer avec la clé d’identification, à suivre les conseils des autres participants, à corriger mes erreurs. Et à me poser toutes sortes de questions : comment vit cette bestiole ? Quel est son nom ? Si bien que comprendre ce que j’observais devenait une nouvelle source de motivation. Je n’aurais pas la prétention de dire que je suis devenu entomologiste en quatre ans, mais un naturaliste amateur, capable de reconnaître les grandes familles d’insectes floricoles et même certaines espèces. Quoi qu’il en soit le Spipoll est devenu pour moi un loisir qui occupe une grande partie de mon temps libre. A la belle saison, je fais en général plusieurs sessions par semaine, que ce soit pendant la pause du midi dans un parc à côté de mon travail ou encore en vacances, à la montagne comme au bord de la mer. Il y a toujours quelques fleurs où photographier des insectes.
Vous confirmez ce que Nicolas Deguines a montré récemment en étudiant les spipolliens : la progression dans la reconnaissance des insectes est spectaculaire. Vous êtes passé de novice à « expert » en à peine quatre ans… Comment l’expliquer ?
Lorsque je lis des bouquins sur les papillons, par exemple, j’apprends des choses évidemment. Mais ça n’imprime pas véritablement dans ma tête. A contrario lorsque je vois un papillon inconnu et que je cherche à l’identifier par moi-même, c’est beaucoup plus efficace. Telle est la force de la pédagogie active. Cette progression s’est accompagnée d’une prise de conscience de l’incroyable diversité de ces insectes butineurs. Il ne se passe pas une session sans que je découvre un insecte que je ne connaissais pas. Encore aujourd’hui ! C’est à la fois magique et vertigineux. On se sent un peu comme un de ces naturalistes mythiques du passé qui enrichissaient (et continuent de le faire) les collections des muséums d’histoire naturelle. Et d’ailleurs on appelle nos séries de photos des « collections »... Avec le temps j’ai également découvert d’autres bénéfices qui m’encouragent à sortir régulièrement. Je me suis rendu compte que ces 20 minutes avec les insectes et les fleurs m’occupaient pleinement, dans le sens où je ne pense à rien d’autre, où je me consacre à une seule chose exclusivement. C’est une petite parenthèse dans ma vie trépidante de citadin. J’y retrouve toute ma capacité de concentration. Et même, je me suis rendu compte que c’est un exercice respiratoire : comme j’utilise un appareil reflex relativement lourd, je dois retenir ma respiration à chaque cliché pour éviter les flous… En somme, concentration, respiration, c’est un exercice zen !
On parle de plus en plus d’une « communauté » de spipolliens. Quel rapport entretenez-vous avec les autres participants ?
Les interactions avec les autres participants sont capitales pour deux raisons. Le nouveau site internet nous permet d’échanger encore plus sur les collections des uns et des autres. On peut valider une identification, en proposer une autre, la commenter etc. Cet aspect collaboratif qui fait le succès et la force du spipoll a vraiment pris de l’ampleur. Mais il y a aussi les rencontres physiques qui nous ont permis de mettre des visages sur les « pseudos ». A Nantes en 2018, puis dans les Cévennes en 2019, les rencontres nationales ont réuni une trentaine de spipolliens et des chercheurs pendant un ou deux jours pour échanger et pratiquer ensemble. J’en garde de très bons souvenirs.
Vous avez passé le confinement en Lozère, et le moins que l’on puisse dire c’est que vous n’avez pas perdu votre temps. Vous vous êtes imposé un suivi quotidien des insectes pollinisateurs sur les fleurs de votre terrasse. Racontez-nous…
Lorsque je suis arrivé au début de la floraison, des très belles Achillées formaient un tapis blanc devant chez moi. Comme j’avais un peu de temps libre et que par nature je devais rester sur place, je me suis lancé un petit défi : essayer d’observer à cet endroit la totalité des insectes fréquentant cette espèce de fleur. Pour y parvenir, je devais atteindre trois sessions consécutives sans voir d’insectes nouveaux (ou du moins arthropodes, car il y a aussi des araignées…) : c’est le plateau de la « courbe d’accumulation » inspiré des travaux de l’écologue Hemminki Johan avec qui j’ai eu la chance de travailler à l’Agence Régionale de la Biodiversité en Île-de-France (ARB îdF). Je me suis donc imposé un échantillonnage très soutenu, en notant à chaque fois les petits nouveaux.
Entre le 15 avril et le 15 juin, j’ai réalisé 47 collections sur l’Achillée, ce qui représente tout de même une quinzaine d’heures d’observation, et au moins le double pour sélectionner les meilleures photos, identifier les insectes et poster les collections sur le site du spipoll. Pour avoir un aperçu plus complet de la faune locale, j’ai fait une vingtaine de collections au même endroit mais sur une autre fleur, la Valériane rouge, aussi attractive pour les pollinisateurs sauvages mais dont la forme des corolles est différente. Elle attire ainsi d’autres types d’insectes, notamment des papillons.
Résultat ?
Au bout de deux mois, je ne suis toujours pas parvenu à l’exhaustivité ! Je vois toujours un ou deux insectes nouveaux lors de chaque session de 20 mn d’observation… La fin de la floraison arrive, je n’aurais donc pas vu l’intégralité des visiteurs de ces deux fleurs de mon jardin. Alors certes, je vis dans un site méditerranéen Natura 2000 extrêmement préservé, sans le moindre usage de pesticides à proximité, et dont la biodiversité est exceptionnellement riche. Il est tout de même intéressant d’observer que sur les 109 taxons différents photographiés au cours de mon premier mois d’observation sur l’Achillée, 50% d’entre eux se trouvent dans les 5 premières collections. Et on passe la barre des 70% après les 9 premières. Ce qui signifie qu’avec moins de 10 collections, j’ai obtenu un aperçu assez représentatif de la diversité totale des insectes.
Ainsi lorsque je reviendrai en vacances à Pâques l’année prochaine, je me contenterai de 8 sessions sur l’Achillée. Et en recommençant chaque année, je pourrais comparer cet ensemble de sessions annuelles et peut-être voir des évolutions dans la composition de cette population locale. Les grands équilibres vont-ils changer ? On ressent déjà ici les effets du changement climatique, avec des périodes de sécheresse plus longues et plus fréquententes, et des épisodes de fortes pluies plus intenses : est-ce que cela va avoir un effet sur la communauté de mes petits voisins ? Ce qui est fantastique avec le Spipoll c’est qu’on en arrive à se poser de vraies questions de chercheur !
Vous avez fait quelques rencontres marquantes sur les achillées ?
Plusieurs oui, bien entendu. Le Sphinx pygmée (Thyris fenestrella), un petit papillon spectaculaire que je n’avais jamais vu auparavant ou encore une fantastique punaise hérissée de la famille des Coréides (Phyllomorpha laciniata). J’ai aussi pu photographier une guêpe maçonne « stylopisée ». Leur abdomen est occupé par des larves d’une espèce de parasites, les strepsiptères, dont on voit juste la tête dépasser. Et puis comme souvent, il y a le plaisir de découvrir en recadrant mes photos la présence au second plan d’un insecte que je n’avais pas vu du tout au moment de la prise de vue. C’est le deuxième effet « Kiss-cool » du spipoll ! Enfin, en cette période printanière, j’ai constitué une incroyable série de scène de copulation d’insectes dont on peut dire qu’ils ne manquent pas d’imagination.
Avez-vous constaté à travers votre objectif des changements sur vos fleurs au cours de la floraison ?
J’ai envoyé mes premières données à Vigie-Nature et le doctorant François Duchenne m’a gentiment renvoyé les courbes de phénologie des espèces que j’avais rencontrées au moins 5 fois. Cette analyse statistique met en image la succession d’insectes qui ont défilés sous mes yeux pendant deux mois. En avril, les coccinelles et les punaises étaient les reines des achillées. Puis les Collettes sont arrivées, vrombissantes. Ce sont des abeilles sauvages qui nichent au sol. Et à partir de la mi-mai, les œdemères et longicornes étaient partout et en grand nombre. En regardant une fleur tout au long de sa floraison, on se rend compte à quel point la faune est en évolution et en interaction permanentes. Le cortège des prédateurs ou parasites est lui aussi fascinant : les araignées-crabes sont à l’affût, les mouches tachinaires traquent les punaises pour leur pondre littéralement dessus… Ce microcosme est fascinant, merveilleux.