Un appel à retisser des liens avec les autres vivants.
Et à partager l’expérience !
Notre, ou plutôt nos relations -selon les cultures- à la nature sont étudiées depuis plus ou moins longtemps selon les domaines scientifiques (philosophie, anthropologie, psychologie…). La « rupture » est désormais de plus en plus visible, quantifiable, caractérisable, à travers la disparition d’éléments naturels dans les villes, l’appauvrissement des mots pour parler de nature et des représentations que l’on en a dans la culture… Les publications scientifiques attestant de cet état de fait se multiplient. Et l’expérience de nature disparait. Non sans conséquences.
Dans ce premier article sur le thème de l’expérience de nature, nous relayons une tribune écrite par Anne-Caroline Prévot, qui est un appel à retisser des liens avec les autres vivants.
Anne-Caroline Prévot est directrice de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et chercheuse au Centre d’Écologie et des Sciences de la Conservation (CESCO) du Museum national d’Histoire naturel (MNHN), mais aussi vice-présidente du MAB-France (programme scientifique de l’UNESCO), membre du Comité Scientifique de l’Agence Française pour la Biodiversité (AFB) et du Conseil d’Orientation, de Recherche et de Prospective de la fédération nationale des Parc Naturels Régionaux (PNR).
Écologue de formation, elle travaille à l’interface entre biologie de la conservation, psychologie de la conservation et autres sciences humaines et sociales pour comprendre les relations que nous entretenons avec la nature de proximité (nos expériences de nature) et comment (re)construire des récits communs de transition écologique et sociale.
Entre autres activités d’enseignements, elle est co-responsable du master SeB (Société et Biodiversité) du MNHN. Tiré d’un de ses cours et en guise de préambule, voici un exemple de littérature évoquant un rapport sensible avec la nature. Dans ce passage de L’arbre monde, écrit par Richard Powers, le personnage Patricia Westerford, docteure en botanique, désavouée par ses pairs (qui ne croient pas que les arbres « communiquent »), se retranche dans la forêt américaine :
« Elle a cessé de théoriser et de spéculer. Se contente d'observer, de noter, de dessiner (...) bien des nuits elle campe à la belle étoile avec Muir, sous le sapin et l'épinette, complètement perdue, tourneboulé par l'odeur des océans terrestres, dormant sur des lits d'épais lichens, cinquante centimètres d'oreiller d'aiguilles brunes, avec la terre vivante sous son duvet et son influence fluide qui monte dans toutes ses fibres comme dans tous les troncs d'arbres géants qui l'entourent et qui la veillent (…) Elle va finir par faire peur aux gens. Ceci dit, elle a toujours fait peur aux gens. Des gens aigris qui haïssaient la nature sauvage lui ont confisqué sa carrière. Des gens apeurés l'ont moquée pour avoir dit que les arbres s'envoient des messages. À tous, elle pardonne. Ce n'est rien. Ce qui effraie le plus ces gens se muera un jour en miracle. Alors les gens feront ce que quatre milliards d'années les ont façonnés à faire : prendre le temps de voir ce qu'ils regardent au juste ».
L’auteur explique la genèse du livre dans une émission de France Culture et y mentionne sa première expérience de nature « Je dois avouer que j'ai dû attendre 55 ans et qu'auparavant j'étais plutôt aveugle au monde qui nous entourait. C'est mon expérience dans la forêt de séquoias, au-dessus la Silicon Valley, qui m'a ouvert les yeux au sujet de ces arbres majestueux. Et aussi la découverte que ces arbres avaient été quasiment entièrement détruits. Cette découverte m'a poussé à initier à des transformations, peut-être un peu comme à la Ovide (Les Métamorphoses) où je suis devenu conscient de ces autres créatures, pas simplement comme des ressources pour les êtres humains, mais des êtres qui ont des désirs de vie. Ça a été une découverte tardive mais joyeuse, un voyage heureux dans cet autre monde qui est aussi notre monde. »
Et maintenant, place à la tribune
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Juste cinq minutes par jour…
Observer, sentir, toucher, découvrir… Imaginer, rêver, partager… Prendre simplement cinq minutes pour observer la nature nous apprendrait beaucoup. Sur le vivant et sur nous-même.
L’an dernier, j’ai demandé à des étudiant.e.s de master de passer chaque jour cinq minutes à observer de la nature à Paris (plantes, animaux, tous les êtres vivants non humains qui nous entourent), et ce pendant les deux semaines d’un cours sur l’engagement. Cinq minutes, ce n’est pas beaucoup. Et pourtant, combien sommes-nous à ne pas nous autoriser ces cinq minutes, surtout pour quelque chose d’aussi « futile » que de ne « rien faire » dans la nature ? Se connecter aux vivants reste cantonné aux temps de loisirs, loin des activités importantes de nos vies trépidantes.
Et cette indifférence généralisée aux vivants non humains participe à la crise actuelle de la biodiversité.
Indifférence passive quand nous n’intégrons pas la nature dans nos intérêts mais la considérons comme un simple décor, un élément interchangeable de nos cadres de vie. Indifférence active quand nous la combattons et l’éliminons, parfois avec le seul argument que « nous avons toujours fait comme cela ». Indifférence encore plus problématique quand nous empêchons les autres de s’en rapprocher : les enfants par peur du sale, les femmes par insécurité ou autres raisons religieuses ou idéologiques, les minorités par manque d’une volonté politique d’intégration…
Un déclic
Pourtant, nous recevons de plus en plus de demandes pour nous engager sur des causes environnementales. Alors, à côté de ces injonctions normatives, ma proposition simple peut paraître futile, même si de nombreuses recherches suggèrent le contraire : prendre cinq minutes, tous les jours, pour nous mettre à hauteur de la biodiversité et entrer en expérience avec elle. Qui que nous soyons. Où que nous soyons.
Faisons-le pendant douze jours, nous y aurons passé une heure. Si cela ne change rien, ce sera juste une heure de « perdue ». Mais au contraire, ces cinq minutes par jour seront peut-être un déclic, le début de quelque chose de nouveau. Car nous aurons pu observer, sentir, écouter, toucher, découvrir ou percevoir… imaginer, rêver, nous souvenir ou partager… apprécier, laisser la place, être en colère, triste, avoir envie de nous battre…
Une envie d’en savoir plus ? Nous irons nous renseigner auprès de naturalistes ou de scientifiques qui enrichissent quotidiennement les connaissances à ce sujet. Une envie d’y passer plus de temps ? Nous réorganiserons nos priorités pour dégager ce temps. Une envie qu’il y en ait plus ? Nous nous engagerons socialement et politiquement pour cela. Une prise de conscience de notre place dans un monde plus vaste ? Nous repenserons nos choix de vie. Une envie de partager ? Nous irons en parler avec nos proches, nos voisins, puis vers des cercles de plus en plus larges.
Partageons, confrontons
Alors oui, ces cinq minutes ne seront plus futiles, mais le début de changements potentiellement transformateurs. Comme pour plusieurs des étudiant·es l’an dernier.
Pouvoir entrer en expérience de nature doit être un droit inconditionnel pour toutes et tous, et il est de la responsabilité des pouvoirs publics de tout mettre en œuvre pour rendre cela possible, physiquement, socialement et moralement. Mais nous, cherchons activement ces expériences de nature, partageons-les, confrontons-les avec d’autres. Car c’est ensemble que nous inventerons des futurs soutenables, en nous enrichissant de nos différences.
Cinq minutes par jour, voilà le défi que je lance, forte de mes recherches en écologie et psychologie de la conservation.
Anne-Caroline Prévot, directrice de recherches CNRS au Muséum national d'Histoire naturelle. Initialement publié par Libération.fr le 6 août 2023
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Cet appel peut sembler s’adresser aux habitants des villes, puisque celles et ceux qui sont entourés de champs, de forêts, de montagnes ont plus facilement accès à la nature. Pourtant, la nature existe aussi en ville. Et vivre dans des milieux ruraux ne garantit pas l’expérience de nature. On peut la traverser et la voir sans la regarder, sans la sentir, sans la respirer, sans se poser « dedans », sans être « avec ». Peut-être que vous le faites déjà, que vous vivez des expériences de nature quotidiennement ou régulièrement (en suivant des protocoles de Vigie-Nature :) N’hésitez pas à les partager. Avec des proches, des amis, les raconter ou les écrire, nous les envoyer.
Si ce n’est pas le cas, laissez-vous tenter par l’expérience. Et de la même manière, n’hésitez pas à en rendre compte. Qu’y avez-vous trouvé, ressenti, quel chemin a été le vôtre ?
HD.