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Quand le monde s’efface

Sciences participatives

Des mots qui disparaissent, des références qui sont oubliées, un rapport à la nature qui s’efface devant un autre, une expérience du monde qui se transforme… Nous oublions et cela est bien naturel, mais avons-nous oublié quelque chose d’essentiel ? 

L’effacement des mots

Si « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » écrivait Albert Camus en 1944, effacer des mots et des données sur le climat, l’environnement, la santé, les minorités et les femmes en 2025 résonne comme une pure absurdité. À l’heure où cet effacement se produit outre-Atlantique, la réalité semble dépasser la fiction et la résistance s’organise.
Parce que ces mots sont nécessaires et ces données sont précieuses pour notre histoire commune ; pour approfondir les connaissances partagées afin de faire face aux crises environnementales et climatiques, et pour faire évoluer les questions d’équités et d’inclusion afin de vivre ensemble avec nos différences. Parce que l’effacement de ces mots et de ces données vient paralyser la réflexion et l’action sur ces sujets, comme une tentative malheureuse et brutale d’invisibilisation.

Plus discrètement et à plus long terme, les mots décrivant la nature pourraient être en train de se perdre. En 2015 plusieurs auteurs ont adressé une lettre ouverte à l’Oxford University Press pour protester contre le choix des mots de la nouvelle édition du dictionnaire Oxford Junior destiné aux enfants. En effet, de nombreux mots liés à la nature, tels que canari, trèfle, pâturage et mûre (blackberry), étaient supprimés au profit de néologismes tels que pièce jointe, blog, messagerie vocale et BlackBerry (ne désignant plus la mûre mais la marque de téléphone). Les auteurs concluaient ainsi : « À la lumière de ce que l'on sait des bienfaits du jeu en pleine nature et de la connexion à la nature, ainsi que des dangers de leur absence, nous estimons que le choix des mots omis est choquant et mal avisé ». Cet évènement est rapporté dans un article de Kesebir et Kesebir (2017) qui ont mené une étude sur des œuvres de culture populaire anglophones du XXe siècle et au-delà : les références à la nature ont diminué régulièrement dans les romans, les paroles de chansons et les scénarios de films. D’autres études laissent à penser que les mots mais aussi les images décrivant la nature tendent à s’appauvrir dans la culture populaire occidentale. Par exemple, celles d’Anne-Caroline Prévot et de son équipe, qui ont analysé les représentations de nature à travers des œuvres de fiction populaires, films et dessins animés, depuis les années 1950. Il y a de moins en moins de paysages de nature présentés dans ces œuvres et ils sont toujours plus simplifiés.

Mais au-delà des mots et des images, un autre processus de dégradation est à l’œuvre, celui de références d’un état perçu comme « normal » de la nature.

Qu’est-ce que l’amnésie environnementale ?

Dans les années 90, le psychologue américain Peter Khan interroge des enfants de la ville de Houston. La pollution de l’air, oui ils connaissent. Mais Houston n’est pas une ville polluée selon la plupart d’entre eux. À partir de là, Peter Khan commence à développer le concept d’amnésie environnementale générationnelle : l’environnement se dégrade mais chaque génération qui vient conçoit l’environnement qu’elle expérimente dans sa jeunesse comme étant la norme. Un état qui constitue une référence, pour le biologiste Daniel Pauly qui dans les mêmes années nomme ce glissement intergénérationnel « syndrome du décalage de référentiels » (shifting baselines syndrome).
Qui se souvient des forêts diversifiées préexistantes aux traditionnelles landes bretonnes ou encore aux pinèdes devenues emblématiques de certaines régions ? Des kilomètres de haies qui morcelaient le paysage agricole ? Il existe cet angle mort, un endroit que l’on ignore, inaccessible, logé dans la mémoire de générations plus ancien.nes. De génération en génération, le monde se transforme, de plus en plus vite, et cet angle mort empêche d’en prendre la mesure. À cela s’ajoute un phénomène d’amnésie individuelle : en nous habituant aux conditions du présent, celles du passé, de notre enfance, sont belles et bien oubliées. Quoique certains souvenirs perdurent mieux…Celles et ceux qui ont connus les parebrises de voiture plein d’insectes après avoir pris la route, peuvent constater que ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Des paysages se transforment et des espèces disparaissent, et là, ce sont des mots, des pratiques, des expériences, des rapports qui s’effacent tandis que d’autres s’imposent. Mara Sierra-Jimenez parle d’amnésie socio-culturelle de la nature, qui désigne l’oubli des connaissances des rapports socio-culturels, symboliques, cosmogoniques, linguistiques mais aussi sensoriels et émotionnels à la nature. Ses recherches en Guyane montrent que les références culturelles subissent le même sort que les références environnementales : elles se dégradent de génération en génération au regard de la tradition culturelle. En cause, une langue, un savoir, une idéologie dominante, occidentale, qui effacent la culture minoritaire, sa manière de nommer la nature et d’être en relation avec elle. La culture dominante impose un nouveau mode de relation, focalisé sur une dimension utilitaire, au lieu d’un mode collaboratif. À propos de la reconnexion à la nature, elle prévient « On ne peut pas se reconnecter à la nature si on continue avec un imaginaire et une idéologie qui nous font nous sentir supérieur et extérieur au monde vivant ».

L’expérience de nature est-elle en voie de disparition ?

En tant que culture, ce qui nous fait défaut, c’est un sens étendu de l’intimité avec le monde vivant.
Cette phrase est de Robert Michael Pyle, qui intitule « l’extinction de l’expérience » un article dans lequel il relate la manière dont le développement urbain se traduit par une érosion de la diversité biologique au niveau local. Pyle développe cette idée à partir de son expérience propre dont sa rencontre avec un papillon qui sera déterminante pour la suite de sa vie. À propos des zones urbaines non bâties et accueillant de la biodiversité non gérée, il a ces mots : Les promoteurs, les agents immobiliers et le langage courant nomment ces enclaves herbeuses des terrains « vagues » ou « inoccupés ». Ce sont deux de mes oxymores préférés. Pour un gamin curieux, qu’est-ce qui est moins inoccupé qu’un terrain inoccupé et moins vague qu’un terrain vague ? L’urbanisation qui éradique de tels espaces conduit à des disparitions locales d’espèces et ceci menace notre expérience de la nature, accentuant notre séparation d’avec les choses naturelles et la crise écologique. Si une espèce s’éteint dans notre environnement accessible (qui est d’autant plus restreint que l’on est très âgé, très jeune, handicapé ou pauvre), en un sens c’est comme si elle disparaissait totalement. Ces disparitions locales ne font pas parler d’elles, et pourtant elles importent dans le vécu de chacun.e !

« La mémoire environnementale donne une autre perspective pour comprendre les effets des changements environnementaux autrement que le traitement scientifique habituel, car elle prend en compte le vécu, l’expérience » affirme Laura Juillard. Ayant réalisé sa thèse sur le sujet au Sénégal entre la ville (Dakar) et une zone sylvo-pastorale (le Ferlo), elle constate que la mémoire transmise par les générations plus anciennes comme les expériences de nature se transforment de plusieurs manières :

  • l’expérience de nature qui était directe hier devient indirecte aujourd’hui, comme en témoignaient les jeunes générations dans le Ferlo : « cette espèce, je sais que mon grand-père l'a connue dans la brousse, moi je ne l'ai jamais vu dans la brousse par contre il me l'a montré à la télé ».
     
  • l’expérience de nature se produit dans un environnement plus urbanisé : l’élevage de moutons pratiqué hier dans la brousse perdure aujourd’hui sur les balcons et terrasses à Dakar. Alors que dans la brousse les éleveurs passaient des journées dehors et  croisaient de nombreuses espèces, ce n’est plus tout à fait le cas sur les terrasses.
     
  • l’expérience transmise change de nature : La transmission orale des grands-parents qui racontaient la nature à leurs enfants et petits-enfants au cours de moments partagés est remplacée par un apprentissage de la nature via internet, les réseaux sociaux et des cours en ligne. Or le lien particulier (familial) permettrait à l’expérience d’être mieux remémorée.
     
  • l’expérience devient une simple interaction : l’élevage bovin a été remplacé par de l’élevage ovin pour des raisons économiques. Or les vaches revêtaient une valeur symbolique particulière, avec un engagement physique, émotionnel. La relation au mouton est pragmatique, et ne constitue pas une expérience marquante.
     

Si certains exemples vous semblent bien loin de vous, ce petit pas de côté culturel est justement l’occasion de chercher des exemples qui soient plus proche de vous, dans votre histoire familiale, avec n’importe quelle espèce de faune ou de flore, ou encore de paysages...par exemple, y a-t-il des espèces que vos grands parents côtoyaient et que vous n’avez jamais vu ? Vos espaces de nature sont-ils plutôt sauvages ou plutôt domestiqués ? Cela était-il différent dans votre enfance ou pour vos parents ? Votre apprentissage de la nature est-il passé par des liens humains ?  Fouillez votre mémoire et sondez celle de vos proches !

Si ce sujet de mémoire vous tient à cœur, vous pouvez témoigner sur l’observatoire Histoires de Nature.
Si vous vous sentez « déconnecté.e » de la nature, vous pouvez peut-être y remédier en essayant des protocoles de Vigie-Nature bien sûr !
Et si vous vous sentez bien en lien avec la nature, partagez votre lien généreusement !

HD

 

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