La crise de la biodiversité est devenue un thème central de discussions dans la société. Qui dit discussions, dit mots. Et parce que nombre de mots sont des concepts et que leurs sens sont forgés par l’Histoire, leur usage regorge de raccourcis. Osons pour quelques-uns allonger la balade, s’écarter des raccourcis pour mieux voire où ils emmènent nos pensées. Vers des embûches ou des possibles ?
Cet automne, une table-ronde s’est tenue à l’Académie du climat sur le thème « Sciences et protection de la nature : Quelles histoires communes ? », dans le cadre du colloque international « Défendre la nature de 1923 à aujourd’hui » organisé par la SNPN, l’AHPNE et leurs partenaires1. Durant deux heures, la discussion entre les invités et avec l’auditoire a été extrêmement riche et de nombreux sujets ont été abordés à propos des liens entre science et société à propos de l’environnement. Un certain nombre de ces sujets nous semble importants puisque Vigie-Nature est précisément un réseau de personnes produisant des données scientifiques, à des fins de conservation de la biodiversité. Dans cet article sont rapportés des propos d’intervenants liés aux termes du thème de la discussion, qui ont permis d’assoir un contexte, à la fois sur le lien entre science et société et lorsque l’on parle de la crise de la biodiversité.
L’insoutenable imperméabilité de la science… ou plutôt des sciences
La démarche scientifique implique de se débarrasser de ses a priori pour faire émerger des connaissances basées sur des observations, des faits. C’est ce qui fonde la spécificité du travail du scientifique, s’extraire de ce qui est présagé, de ce qui est tenu pour connu ou évident, pour produire de la connaissance sur ce qui « est ». Une position qui tient de l’idéal, puisque derrière la démarche et le travail, il y a des femmes et des hommes, qui, comme le pose d’emblée Pierre-Henri Gouyon, « sont exposés à un certain nombre de valeurs et ces valeurs vont induire une manière d'agir, une manière de chercher des résultats ». Les scientifiques font partie de la société, ils sont marqués par ce qui la traverse, « et l'ennui, c'est qu’il y a pas mal de scientifiques qui ont l'impression qu'ils n'ont pas d'idéologie ». Sur le sujet de la nature, Pierre-Henri Gouyon prend l’exemple de Buffon : « pour lui la nature est hideuse et mourante, et c'est seulement l'homme qui peut la rendre vivante en détruisant tout et en refaisant tout à sa place ». Il rappelle que l’idée persiste aujourd’hui et comment depuis l’invention du concept moderne du progrès, au XVIIIᵉ siècle, une idéologie opposant l’idée de nature et celle de progrès s’est installée. Elle a été affirmée avec l'appel de Heidelberg, un texte d’une dizaine de phrases sous-entendant que « les défenseurs de l'environnement étaient animés par une idéologie irrationnelle qui s'oppose au progrès scientifique et technique ». Publié la veille de la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement2 en 1992, il a depuis était identifié comme une opération de communication d’un cabinet de conseil qui organisait et supervisait le lobbying des industriels de l'amiante, dans le but d’influencer les échanges. Cette idéologie, opposer nature et progrès, a eu un impact sur la manière de faire de la science, puisqu’une grande partie des recherches s’est concentrée sur l’avancée du « progrès ».
« Non seulement les scientifiques font partie de la société mais le travail scientifique est aussi une œuvre collective » appuie Catherine Larrère, qui en appelle à utiliser le pluriel « La science ne parle pas d'une seule voix. Dire le pluriel c'est dire la diversité des sciences, et aussi la possibilité des controverses. Ce sont ses débats et ses controverses qui font avancer le travail scientifique, un travail qui produit des résultats toujours provisoires ». Controverses qui peuvent exister au sein d’une même discipline ou entre différents champs, telle la question des OGM « qui a provoqué une crise extrêmement forte en France, où écologues et biologistes n'avaient pas du tout la même perception des OGM » comme le rappelle Denis Couvet.
Séparer la science de la société serait une erreur revenant à nier les liens qui les unit. Parler de « science » masque la pluralité des domaines scientifiques, qui ont chacun leurs spécificités. Dire le « progrès » réfère à une certaine conception du progrès. Et le mot « nature » alors ?
Protéger la nature… ou parler des vivants ?
« Nature est un mot d'usage courant, et un mot piégeant » souligne Catherine Larrère, qui développe ainsi : « Depuis cinquante, soixante ans que les questions écologiques sont de plus en plus publiques, on pourrait dire que les problèmes environnementaux ont fait revenir la nature, comme le disait Bruno Latour : non pas comme une solution mais comme un problème ». Nature est un mot qui a une histoire longue et des sens multiples, mais la référence qui est restée aujourd’hui « nous vient de ce que l’on a appelé la révolution scientifique et le développement des sciences de la nature, de la physique, la biologie, etc. Ce que l'on conçoit comme nature est tout ce qui n'est pas humain, tout ce qui existe indépendamment de l'homme » et « Descola ou Latour nous ont fait comprendre qu’il n'était ni universel, ni vraiment correspondant à la réalité ». En différenciant l'être humain du reste, il est dualiste, « tout comme la nature à laquelle se réfère l'appel de Heidelberg, qui dit que l'humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service. Quand on commence à se poser des questions sur ce que le progrès a donné, sur ses effets destructeurs, on se dit que parler de nature de façon dualiste, c'est employer non seulement le mot, mais le mode de pensée qui a instauré un certain rapport : la nature, ou bien je la détruis ou bien je la protège… mais finalement je n'y suis pas ».
Ainsi la pensée occidentale se saisit de la nature, selon une « vision dominatrice » ajoute Denis Couvet, mais aussi une « vision statique, à l’inverse d'autres civilisations dans lesquelles on va trouver une vision beaucoup plus dynamique, et une notion de puissance de la nature beaucoup plus présente ». D’autres civilisations n’ont pas le même rapport à la nature, d'autres langues n'ont pas de mot équivalent, et il ne faut pas chercher nécessairement loin de nous ! Pierre Henri Gouyon fait remarquer qu’en breton, il y avait « dedans » et « dehors » mais que le mot nature n’existait pas avant de devoir traduire le français en breton. Pour marquer la rupture avec la pensée concevant une nature séparée de l’homme, certains ont choisi d’en parler autrement, et Catherine Larrère nous en donne deux exemples : l’affirmation des militants de Notre Dame des Landes « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », et parler « des vivants » comme Bruno Latour ou Baptiste Morizot, un terme qui rassemble les humains et les non-humains.
Tout comme l’opposition du progrès et de la nature est fondé sur une conception particulière du progrès, et revient à négliger ce qui existe sous le terme « progrès », la nature telle que nous la concevons à l’occidentale recèle une autre implication : elle sépare l’humain du reste du vivant et réduit notre rapport à une question de protection ou de destruction. Penchons-nous maintenant sur des mots employés pour parler de la crise de la biodiversité.
Vous avez dit érosion… ou effondrement ?
« Je récuse totalement le mot érosion » lance Pierre-Henri Gouyon, « la biodiversité, c’est quoi ? une falaise immobile ? j'ai passé ma vie à travailler sur l'évolution, je dois vous dire que l'équilibre de la nature, ça n'existe pas. La nature n'a pas cessé d'évoluer depuis 3 milliards d'années ». L’image d’une falaise est en effet bien loin de celle de l’arbre du vivant, que Pierre-Henri Gouyon reprend pour illustrer son propos avec la seule figure que Darwin a mise dans L’origine des espèces en 1959 : c'est un arbre dont les branches deviennent de plus en plus différentes les unes des autres, c’est le processus de divergence qui conduit à des espèces différentes. Quand une des branches s’arrête c'est l’extinction d’une espèce (et la perte de l’apparition d’autres espèces à partir de celle-ci). « Penser qu’il y a une nature originelle qui serait un eden à retrouver, un système à l’équilibre, c’est ne pas comprendre que la biodiversité c’est une dynamique. S'il y a un équilibre, il serait dynamique, comme celui d'un vélo, ou d'un satellite qui tourne autour d'une planète, et non pas comme celui d’une statue. Vous voyez le satellite ralentir et vous savez que cela indique qu’il va tomber, les autres pensent que non ça va, parce qu’ils le voient toujours en l’air. C'est exactement ce à quoi on assiste actuellement sur la biodiversité ». Pierre-Henri Gouyon pointe le fait que les taux d’extinction ne sont pas encore affolants, mais que la vitesse des extinctions augmente et surtout que la dynamique du système est en péril : « il y a la déforestation dans les pays tropicaux mais parlons de chez nous, 75 % de perte de biomasse d'insectes en 30 ans, dans des zones protégées européennes, c'est monstrueux. Cette perte-là, c'est la perte de la dynamique du système elle-même, le fait que les effectifs sont en train de s'effondrer, ça va aboutir à des extinctions massives ». Le terme érosion décrit pourtant bien la perte d’espèces de mammifères fait remarquer Denis couvet. Sur les environ 5 000 espèces, 20% sont menacées et elles disparaissent de l'ordre de une à deux par an, ce qui est une perte lente et progressive. Mais pour Pierre-Henri Gouyon, cette idée d’érosion amène à essayer de les conserver une par une au lieu de se concentrer sur les processus. Pour Denis Couvet, l'un n'exclut pas l'autre : « Il faut protéger les processus. C'est un enjeu central en Europe, mais il y a besoin de mesures d'urgence pour les espèces qui sont très menacées parce que si on n'agit pas tout de suite, ces espèces s’éteindront, et là c’est irréversible ». Maud Lelievre ajoute « on peine à faire passer la dimension d’urgence alors érosion ou effondrement, on arrive quand même à se mettre d'accord sur le degré d'urgence pour un certain nombre d'espèces, et si elles n’étaient pas protégées par des mesures de protection, des centres de recherche, des parcs animaliers, réintroduites ou en voie de réintroduction, on les verrait s'éteindre ».
La dimension d'urgence qui surgit lorsque l'on parle d'effondrement n'est pas perceptible dans le terme érosion. On voit là comment les mots en appellent à des actions distinctes : protéger des espèces au seuil de l’extinction est différent d’agir pour soutenir la dynamique du vivant, c’est-à-dire en tenant compte de la démographie des espèces et des relations qu'elles entretiennent entre elles et avec leurs milieux.
HD.
Visuel de l'article : Premier diagramme de Charles Darwin de 1837 d'un arbre de l'évolution, tiré de son premier carnet sur la transmutation des espèces. Par Charles Darwin — http://www.english.uga.edu/nhilton/4890/darwin/DarwinTree.html, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1859229
Notes :
1 La table ronde s’est tenue dans le cadre du colloque international « Défendre la nature de 1923 à aujourd’hui » organisé par la SNPN (Société Nationale de Protection de la Nature), l’AHPNE (Association pour l’Histoire de la protection de la Nature et de l’Environnement) et leurs nombreux partenaires académiques, institutionnels et associatifs, à l’occasion du centenaire du 1er Congrès international pour la protection de la nature.
A la table, modérée par Aurélie LUNEAU, historienne, professeure associée à Sciences-Po Paris et journaliste spécialisée en environnement à France Culture, se trouvaient Pierre-Henri GOUYON, professeur émérite au Muséum national d’Histoire naturelle, Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité, Vanessa MANCERON, directrice de recherche CNRS, Laboratoire d'Ethnologie et de Sociologie Comparative à l’université Paris Nanterre, Catherine LARRERE, philosophe, Maud LELIEVRE, présidente du Comité Français de l’UICN et membre du conseil International de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), et Denis COUVET, président de la FRB (Fondation pour la recherche sur la biodiversité).
2 La Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement de 1992 est plus communément appelé sommet de la Terre à Rio de Janeiro, et a réunit pour les premières fois un grand nombre d’états pour discuter de l’environnement