Première expatriation de Vigie-Nature il y a deux ans, le spipoll coréen en est à l'heure du bilan. Pour cela, rien de tel qu'une étude comparative avec son grand frère français. Hortense Serret, coordinatrice du programme, revient sur les résultats, et sur les spécificités de ce spipoll au pays des smartphones.
Après une thèse en écologie au muséum et deux années en tant que chef de projet Biodiversité & Biophile dans une entreprise, Hortense Serret décroche en 2017 un post-doctorat à Séoul. Sur place, la chercheuse découvre « Les explorateurs amoureux de la Terre», un jeune programme de science participative, premier en son genre dans la péninsule. « Mon professeur a scellé un partenariat avec un magazine scientifique, type Science et Avenir, qui propose à ses abonnés de participer à des « enquêtes écologiques » sur différents taxons (plantes, cigales, oiseaux, rainettes). Parents et enfants peuvent ainsi se mettre dans la peau d’un chercheur » explique-t-elle. L’enthousiasme de ces 2000 participants assidus impressionne Hortense qui perçoit vite leur potentiel. Pourquoi ne pas les emmener plus loin ? Connaissant finement les observatoires de Vigie-Nature – elle officiait dans le laboratoire du programme pendant sa thèse -, l’idée d’importer un protocole germa alors dans son esprit aventureux. Mais lequel ? « Il existait déjà un programme consistant à envoyer des photos d’abeilles. Sauf qu'il n’y avait aucun protocole, on se retrouvait avec des photos de ruches, d’abeilles mortes, plein de photos sans localisation... » Les insectes pollinisateurs étaient par ailleurs très mal connus dans le pays. Le SPIPOLL apparaît alors comme le candidat idéal pour la toute première expatriation de Vigie-Nature. Mais avant de braquer les objectifs sur les abeilles coréennes, il a fallu revoir légèrement le protocole : « comme les participants sont surtout des enfants accompagnés de leurs parents, nous avons décidé de ne pas demander d’identifier les insectes. Nous avons aussi réduit la durée d’observation de 20 à 15 minutes. » Le tout adapté au smartphone, évidemment, tant l'objet fait partie intégrante de la culture du pays.
Ainsi naissait le K-SPIPOLL. Après deux années d’expérimentation, le nouvel observatoire est sur les rails, prêt à se diriger vers le succès de son grand frère français. Pour savoir s’il en prend bien la direction, Hortense et ses collègues français se sont lancés dans une étude comparative tout récemment publiée dans Citizen Science: Theory and Practice.
VN : Comment avez-vous comparé les deux observatoires, K-SPIPOLL et SPIPOLL ?
Hortense : Après deux ans d’expérimentation, nous avons choisi de comparer la qualité des données de la première année pour les deux programmes ainsi que l’engagement des participants. Pour évaluer la qualité des données on a regardé le nombre de données envoyées (plus on a de données, plus on peut réaliser d’analyses), leur distribution spatiale (importante pour comparer différents types d’habitats) et surtout leur adéquation au protocole (qui permet de répondre aux questions scientifiques que l’on se pose). Pour l’engagement, le nombre moyen de sessions par participant, le nombre de participations uniques ou encore de jours actifs ont été relevés. Nous avons ensuite mis face à face les résultats des deux observatoires.
Qu’avez-vous observé ?
L’atout du K-SPIPOLL est clairement la masse de données transmises, alors même qu’on a 4 fois moins d’observateurs ! Quand un Spipollien réalise 3 parties en moyenne, son homologue coréen en fait 13 ! Cette première différence tient à l’utilisation du smartphone. Nous avons en effet profité de l’application, qui existait déjà pour d’autres programmes, afin de créer un SPIPOLL 2.0 intégralement praticable sur un téléphone portable – de la prise en photo de l’insecte jusqu’à l’envoi aux chercheurs. Cet instrument du quotidien facilite grandement la tâche, et maintient le participant « connecté » à son observatoire.
Mais le K-SPIPOLL comporte aussi des défauts. Comme nous ne demandons pas aux participants coréens d’identifier les insectes – on s’y colle, et ça prend beaucoup de temps ! - les participants se contentent d’envoyer des images d’insectes qu’ils connaissent déjà, souvent l’abeille mellifère, et se soucient peu de la nécessaire rigueur du protocole… Nous ne sommes pas sûrs, par exemple, que tous les K-Spipolliens respectent bien la durée imposée d’observation de 15 min. C’est le vrai problème ! A l’inverse, l’exercice d’identification du SPIPOLL demande certes plus d’effort, du temps, mais les avantages sont évidents : progression dans la connaissance des espèces, ce qui diversifie les collections de photos, mais progression aussi dans le bon suivi du protocole. Nous sommes donc arrivés à la conclusion que les deux approches présentaient chacune leur force et leur faiblesse : les Coréens, grâce au smartphone, envoient plus de données que les Français, mais de moindre qualité.
Quel enseignement tirez-vous de ces résultats ?
La Corée du Sud est le pays du smartphone : 88% des adultes en possédaient un en 2016 ! C’est le taux le plus élevé au monde. L’application s’imposait donc pour le K-SPIPOLL. Mais nous avons maintenant une illustration de l’efficacité d’un tel outil pour la collecte des données, facilité par la performance des appareils photos intégrés. En France, bien qu’ayant un train technologique de retard, la dynamique nous y conduit : le taux de possession est passé de 17% au lancement du SPIPOLL en 2010 à 65% en 2016, de quoi encourager le développement de futures applications. Reste que l’usage du smartphone nécessite des contrôles plus stricts, comme nous l’enseigne l’étude. Nous devons impérativement, pour renforcer nos jeux de données, encadrer davantage la participation. Nous venons notamment d’intégrer la question : « avez-vous bien respecté les 15 minutes d’observation ? » à la fin de chaque session. Nous misons aussi sur les formations, sorties de terrain avec ce petit noyau de personnes motivées facilement mobilisable. Il y a de vrais échanges et une réelle proximité. Et les retours sont extrêmement positifs : beaucoup nous disent que cela leur a permis d’apprendre des choses sur les espèces présentes près de chez eux et que cela a changé leur relation à la nature.
Comment se portent d’ailleurs les pollinisateurs en Corée du Sud ?
On ne sait toujours pas, justement ! Il y a peu de suivis, et peu papiers ont été publiés (notamment en anglais) à ce sujet à l’échelle du pays. Pour l’instant, nous avons décidé d’utiliser nos données en tant que « données de présence », ce qui nous permet néanmoins de faire quelques analyses concernant la composition des communautés présentes à Séoul - la moitié de la population Coréenne habitant dans la capitale et ses environs - et leurs préférences d’habitats. Nous sommes fiers d’avoir, grâce au K-SPIPOLL, les premières données d’insectes pollinisateurs dans Séoul ! Nous travaillons aussi actuellement sur une carte visant à conserver et restaurer les connectivités. Dans un pays où aucune règlementation n’existe pour protéger la biodiversité, le K-Spipoll pourraient enfin aider à faire bouger les lignes en matière de conservation et d’aménagement du territoire urbain.
Source : Serret, H, et al. 2019. Data Quality and Participant Engagement in Citizen Science: Comparing Two Approaches for Monitoring Pollinators in France and South Korea. Citizen Science: Theory and Practice, 4(1): 22, pp. 1–12. DOI: https://doi.org/10.5334/cstp.200