Quel lien entre le suivi des oiseaux et celui des papillons de nuit ? Aucun à première vue. Des sites différents et des méthodes différentes. Mais, un même pays, l’Angleterre, et une temporalité commune puisque tous deux ont presque 30 ans. Aussi, un lien trophique entre les protagonistes observés : certains des premiers se nourrissent des larves des seconds pendant la période de reproduction. On ajoute à ceci des chercheurs audacieux, et on aboutit à des trouvailles.
Que savons-nous du régime alimentaire des mésanges bleues ?
Ces voltigeuses sont granivores une grande partie de l’année, et ce sont les graines d’aulnes et de bouleaux qu’elles préfèrent. Des baies, des bourgeons, du nectar et du pollen viennent compléter le menu. Un peu de sève au printemps ou de noix et de suif l’hiver, et quelques œufs d’insectes ou quelques araignées pour agrémenter. Mais pendant la période de reproduction, elles deviennent essentiellement insectivores. Insectes, araignées et larves, soit des concentrés de protéines, constituent le menu. La coloration jaune de leur plumage leur vient d’ailleurs des caroténoïdes de proies de choix, les chenilles. Ont-elles des préférences pour certaines espèces ? La présence et l’abondance de certains papillons sont-ils des facteurs clés pour leur reproduction ?
Les approches traditionnelles pour connaître la composition du régime alimentaire des animaux consistent en des observations directes et des analyses d’excréments, qui nécessitent d’identifier les espèces proies avant ou après ingestion. Fiables et efficaces, ces approches limitent la portée des analyses, qui sont alors ponctuelles, des instantanés localisés sur un ou quelques sites, sans possibilité d’étendre les conclusions aux autres populations.
Des liens entre l’abondance des insectes et les populations d’oiseaux
Le constat du déclin des insectes a attiré l'attention sur la façon dont l'abondance des insectes peut avoir un impact sur les oiseaux. Des études indiquent que des populations d’oiseaux insectivores ont diminuées à cause de la moindre abondance de leurs proies. Des synthèses récentes des publications sur le sujet ont également révélé que les insectes sont souvent une ressource limitante pour les oiseaux, entraînant une diminution de leur capacité de reproduction. Autrement dit, s’il y a peu d’insectes à bouloter pendant cette période, il y aura peu de jeunes dans les nids qui atteindront la maturité. Des analyses menées à des échelles locales ont permis d’établir des corrélations entre les dynamiques des populations d'insectes et d'oiseaux. Mais la quantification de l'impact de l'abondance des insectes sur la dynamique de populations d’oiseaux reste un défi lorsque l’on se situe à des échelles spatiales et temporelles plus vastes, car elle nécessite des informations simultanées sur les densités des proies et d'oiseaux, et des preuves d'un lien entre leurs populations.
Un groupe de chercheurs britanniques a développé une méthode pour faire une investigation d’envergure nationale en utilisant des données de deux suivis à long terme (comme ceux auxquels chaque observateur de Vigie-Nature contribue :) : l’un concernant les oiseaux, le Bird Breeding Survey et l’autre les papillons de nuit, le Rothamsted Light Trap Network. Le but : voir s’il existe des liens qui s’expriment au niveau démographique entre la dynamique de populations de mésanges bleues et celle de papillons de nuit. L’article qui en résulte « Links between an insectivorous bird and moths disentangled through national scale monitoring data » est disponible en accès libre.
Démêler la pelote des corrélations
Faire des analyses à partir de données provenant de différents suivis est loin d’être évident. Quelques défis ont occupé les auteurs de l’article. Par exemple, le fait que les sites de récolte de données pour les papillons et les oiseaux ne se chevauchaient pas dans l’espace. Pour le résoudre, ils ont fait une sélection des données récoltées sur les sites d’observation de papillons à moins de 5 km des sites d’observation d’oiseaux parmi tous les sites d’observation de papillons, et un système de pondération sur les distances lorsque plusieurs « sites papillons » se trouvaient dans le rayon d’un « site oiseaux ». Mais le principal défi était d’écarter les corrélations trompeuses : Par exemple un hiver sec peut entrainer une augmentation de l’abondance de papillons (les conditions font qu’il y a moins de pathogènes pour eux) et des oiseaux (qui auront également mieux survécu à l’hiver). Dans ce cas il est bien difficile de discerner si c'est l'effet météorologique ou celui de l'abondance de papillons qui est à l'origine d'une croissance importante de la population de mésanges. Les conditions hivernales ont pu favoriser une meilleure survie de oiseaux, donc un accroissement de la population qui ne tient pas à l'abondance des papillons de nuit. Or la question porte sur la relation entre les papillons et les oiseaux indépendamment d’autres facteurs, à savoir si l'abondance des premiers a un poids déterminant pour le succès de la reproduction des mésanges. Les chercheurs ont donc développé une procédure en deux étapes pour démêler les corrélations dues à des causes environnementales des effets directs de l’abondance de papillons comme nourriture.
Des résultats par espèces, à l’échelle nationale
L'analyse des corrélations montrent que la croissance de population des mésanges bleues tient plus à l’abondance des papillons nocturnes qu’à des effets environnementaux qui viendraient synchroniser les dynamiques des papillons et des oiseaux (tels qu’un hiver sec). Ainsi, l’abondance de papillons est bien un facteur déterminant pour leur reproduction. De plus, parmi les papillons étudiés, les résultats indiquent que les mésanges se nourrissent d’une variété de Noctuidae et de Geometridae (familles de papillons). Ce résultat obtenu par des modélisations statistiques est bien conforme aux observations de terrain et aux analyses de contenus fécaux. L’abondance de dix espèces ont un effet positif sur la croissance de population de mésanges : Erannis defoliaria, Orthosia cerasi, Conistra vaccinii, Alsophila aescularia, Hylaea fasciaria, Agrochola macilenta, Operophtera brumata, Agriopis aurantiaria, Caradrina morpheus, et Cosmia trapezina. Si Operophtera brumata et Erannis defoliaria occupent une place importante dans le régime alimentaire des mésanges bleues, des analyses spatiales montrent que la composition du régime alimentaire varie selon les régions. Les mésanges consomment les espèces qui sont présentes, et c’est l’abondance totale des papillons nocturnes qui influence le plus la croissance des populations de mésanges plutôt que la présence de telle ou telle espèce de papillons.
Les auteurs ont ainsi mis en évidence que l’abondance des papillons nocturnes influencent les variations de population de mésanges bleues à l’échelle d’un pays, et identifié des espèces de papillons qui jouent un rôle important dans leur régime alimentaire. C’est l’une des rares études qui relient l’abondance d’insectes à des variations de populations d’oiseaux à une échelle aussi grande que celle d’un pays, et qui démontre que les suivis nationaux peuvent aussi permettre d’acquérir des connaissances sur les réseaux trophiques.
HD.
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